8‏/12‏/2012

Tunisie: Siliana, la ville qui peut faire chuter Ennhada // Taoufik Ben Brik

Tunisie: Siliana, la ville qui peut faire chuter Ennhada

La grève générale de Siliana vue par Taoufik Ben Brik. L'écrivain tunisien se demande si cette ville est en train de devenir le Sidi Bouzid d'Ennahda?

Manifestations dans la ville de Siliana le 1er décembre 2012. AFP/FAOUZI DRIDI
l'auteur
Vendredi saint, 30 novembre. Siliana, chef lieu du centre ouest céréalier, en est à son troisième jour de grève générale. Une grève générale qui a ébranlé la Tunisie entière.
Même des bourgades habituellement «nonchalantes», Hammamet, Monastir, Jerba, ont manifesté avec brio et brouhaha leur soutien. Toutes les organisations et les partis d’opposition sont sur le pied de guerre. La presse est unanime. «Drame à huis clos», titre le journal La Presse, organe gouvernemental.

Répression aveugle

La Tunisie sous le choc. A «Dégage» au gouverneur de Silinana, neveu d'Hammadi Jebali, chef du gouvernement (même s’il le nie), la Securitate et bras de répression d’Ennahdha, a lancé une véritable expédition punitive contre ces «fauteurs de trouble», ces «contre-révolutionnaires», ces «nostalgiques de Ben Ali et Leila Trabelsi».
«Dégage n’a plus droit de cité, au temps d’un gouvernement légitime. Je dégage bien avant que le gouverneur dégage», menace grosso modo Jebali.
«Pour les beaux yeux d’un gouverneur, on a arraché les yeux aux jeunes manifestants de Siliana», dénonce le très bavard Habib Jouini, dit Zico, originaire de Siliana.
Carnage légitime. Silence, on aveugle en toute légitimité.
En trois jours, plus de 250 manifestants criblés de chevrotine, 22 touchés en pleins yeux.
«Toucher aux yeux c’est le summum de la cruauté. C’est l’instant où  l’humanité chavire dans les ténèbres», pour paraphraser Cormac McCarthy, le dernier géant de la littérature mondiale, toujours vivant. 
«Les yeux… visez les yeux…», ordonne un gradé à des policiers novices nouvellement recrutés et heureux de «casser» du Siliani.
«C’est comme si toute la police du pays qui a débarqué à Siliana», lâche Mounir Sakraoui, syndicaliste.
Du Kef, de Zaghouan, de Nabeul, de Jendouba, de Béja, de Tunis, blindés, garde nationale, brigade d’intervention rapide, ont rappliqué, en renfort, pour mater les insurgés. Tirs de balles réelles, bombes lacrymogènes, matraques, fusils de chasse, violation de domicile nocturne et collective, bastonnade, ratonnade, chasse à l’homme et chevrotine…
«Trente policiers cagoulés et enragés ont investi le bloc opératoire de l’hôpital et malmené des patients. Du jamais vu », rapporte Dr Hassen Manai.
Même le hammam des femmes a été pris d’assaut par une horde de tuniques noires.

Ô mon Dieu, pourquoi?

Un homme interpelle Dieu. Un homme se tourne vers Dieu et se plaint contre la cruauté de ses créatures. Un homme s’étale sur la caillasse, hurle sa douleur :
«ya rabi, ya rabi âlech, Ô mon Dieu, Ô mon Dieu, pourquoi… pourquoi».
Tout autour une foule bigarrée et survoltée reprend en chœur: «Ya rabi … ya rabi…» L’homme, Am Taieb, la soixantaine avancée, la tête dégarnie et la pauvreté qui se lit sur les yeux, pleure à chaude larme:
«Ils nous canardent avec des fusils de chasse… Ils nous prennent pour du gibier, ils nous gazent dans notre sommeil.»
Une femme âgée et tout de noir vêtue se lamente:
«Mon fils, Wildi, est bousillé… Ils n’a plus de dents, plus de z’yeux… Il priait à la mosquée… Ya rabi Alech…»
Pourquoi, Ô Dios. Siliana meurtrie, Siliana bafouée, Siliana profanée… Pourquoi? Pour rien. Sans motif. Sans casus belli. Pour une grève générale pacifique. Aucun lampadaire tombé, aucune vitre cassée, aucun établissement public envahi.
«Manifestation paisible et en bon ordre», dit Bilel Lounissi qui vient de perdre un œil… «gratuitement».
«A cause de la bêtise animale des policiers», renchérit Ammar Adi, autre estropié.
«Ils insultent les femmes. Ils se déshabillent devant elles et nous montrent leur sexe. Ils pissent à même le sol, à l’intérieur de nos maisons. Ils tiennent les femmes devant leur mari, ouvrent de force leur bouche et leur crachent dedans, avec un torrent de mots orduriers», raconte, non sans dégoût, Khalti Mounira, une femme âgée qui a eu sa dose de chevrotine.

Théorie du complot

«On l’accuse d’avoir lu Mao Tsé Toung», ironise Jamel, son fils cadet, un numéro. Une Hogra qui me rappelle la démence des conquistadors espagnols et portugais dans Aguirre, la colère de Dieu de Werner Herzog, et les Révoltés du Bounty de Lewis Milestone.
Bien sûr, dans la tête de nos décideurs new-look, «made in Qatar», médisent les langues de pute, trotte toujours un complot. Pour eux, «preuve à l’appui», c’est Chokri Belaid et Hamma Hammami, deux figures de la gauche tunisienne, qui manipulent les Silianii, moyennant un peu de Bakchich.
Blessé dans son orgueil, comme tous les Silianii par ailleurs, Néjib Sebti le flegmatique secrétaire général de l’Union régionale des travailleurs tunisiens et néanmoins principal organisateur de l’insurrection, dénonce: 
«On veut même nous enlever la capacité d’organiser une grève générale. Ils veulent nous salir, nous présenter sous une image de gens mineurs téléguidé par des tuteures manipulables qu’on peut sadoyer à volonté…»
S’organiser, faire face à l’hostilité, déjouer l’adversité, les Silianii «l’ont tété depuis leur prime enfance et l’ont étudié comme si c’était des beaux arts.»

Les brigades rouges de Siliana

Arrière-petits fils de Takfarinas et d’Annibal Barca (C’est à Zama qu’ Annibal a croisé le fer pour la dernière fois avec les légions romaines), les Siliani ont stoppé avec brio l’hostilité de la police.
Toutes les bourgades du gouvernorat, Makthar, Gâafour, Bourada, Sidi Bourouis, Lakhwet, Laaroussa, Kisra, Rouhiya, Bargou, El Krib ont ouverts de mini-fronts pour desserrer l’étau sur Siliana et attirer la police et disperser leur force.
Toutes les routes qui mènent à Siliana sont parsemées de barrages de fortunes, faites de pierres, d’arbres et de carcasses de voitures calcinées. Barrages gardés, contre toute attente, par des gamins terribles, intransigeants qui prennent à cœur leur mission d’apprenti Jedi, de jeunes Padawan.
«Mieux que des révoltés à l’improviste, les Siliani se sont métamorphosés en de véritables hommes organiques à la Gramsci, structurant à merveille leur soulèvement politique», m’explique mon frère Jalel, porte parole de la Ligue ouvrière de gauche, parti trotskiste et proche ami du sous-commandant Marcos.
30 novembre, 11 heures, je sillonne l’interminable avenue de l’environnement, principale et unique artère de la ville, après trois heures de route cahoteuse, de panne et de négociations avec les gamins barragistes. Un air d’After Day règne sur le macadam.

Peuple de Siliana dégage!

Pas âme qui vive. Commerces fermés, voitures stationnées, polices démobilisées. On dirait un magnétophone débranché. Les Siliani ont décidé de se retirer de la ville, la laissant aux mains des envahisseurs.
«Le gouverneur refuse de déguerpir, c’est au peuple de Siliana de dégager.»
Un cortège funèbre, en guise de méga-marche, sur dix kilomètres en dehors de la ville, direction le cimentière de Sidi M’ssayed, pour enterrer deux cadavres exquis: Hammadi Jebali et son neveu de gouverneur.
Un serpent de 30.000 têtes, ivre et fier qui chante a tue tête et danse sous le rythme endiablé de «Targ Essid», chant montagnard et belliqueux des insoumis de la Numidie profonde. Siliana indomptable.
Tard, dans la nuit lumineuse et précieuse de Siliana, El cartouche continue de faire des youyous et les pierres de prendre les policiers pour stand de tirs. Pour le retour, j’ai dû prendre des routes de traverse.
Tous les chemins qui mènent à Tunis sont transformés en champs de batailles. Les combats font rage. Dernière nouvelle du front Ouest: Bargou, Gâafour, El Krib proclament la grève générale…c’est l’entrée de la cinquième armée du général Patton. Hourra… Hourra…Hourra… Y viva La Révoluçion.
Taoufik Ben Brik

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