Tunisie: Siliana, la ville qui peut faire chuter Ennhada
La grève générale de Siliana vue par Taoufik Ben Brik. L'écrivain tunisien se demande si cette ville est en train de devenir le Sidi Bouzid d'Ennahda?
Manifestations dans la ville de Siliana le 1er décembre 2012. AFP/FAOUZI DRIDI
l'auteur
Vendredi saint, 30 novembre. Siliana, chef lieu du centre ouest
céréalier, en est à son troisième jour de grève générale. Une grève générale qui a
ébranlé la Tunisie entière.
Même des bourgades habituellement «nonchalantes», Hammamet, Monastir, Jerba, ont
manifesté avec brio et brouhaha leur soutien. Toutes les organisations et les
partis d’opposition sont sur le pied de guerre. La presse est unanime.
«Drame à huis clos», titre le journal La Presse, organe
gouvernemental.
Répression aveugle
La Tunisie sous le choc. A «Dégage» au gouverneur
de Silinana, neveu d'Hammadi Jebali, chef du gouvernement (même s’il le nie),
la Securitate et bras de répression d’Ennahdha, a lancé une véritable
expédition punitive contre ces «fauteurs de trouble», ces
«contre-révolutionnaires», ces «nostalgiques de Ben Ali et Leila Trabelsi».
«Dégage n’a plus droit de cité, au temps d’un gouvernement légitime. Je dégage bien avant que le gouverneur dégage», menace grosso modo Jebali.
«Pour les beaux yeux d’un gouverneur, on a arraché les yeux aux jeunes manifestants de Siliana», dénonce le très bavard Habib Jouini, dit Zico, originaire de Siliana.
Carnage légitime. Silence, on
aveugle en toute légitimité.
En trois jours, plus de 250 manifestants criblés de chevrotine, 22
touchés en pleins yeux.
«Toucher aux yeux c’est le summum de la cruauté. C’est l’instant où l’humanité chavire dans les ténèbres», pour paraphraser Cormac McCarthy, le dernier géant de la littérature mondiale, toujours vivant.
«Les yeux… visez les yeux…», ordonne un gradé à des
policiers novices nouvellement recrutés et heureux de «casser» du
Siliani.
«C’est comme si toute la police du pays qui a débarqué à Siliana», lâche Mounir Sakraoui, syndicaliste.
Du Kef, de Zaghouan, de Nabeul, de Jendouba, de Béja, de Tunis,
blindés, garde nationale, brigade d’intervention rapide, ont rappliqué, en
renfort, pour mater les insurgés. Tirs de balles réelles, bombes lacrymogènes,
matraques, fusils de chasse, violation de domicile nocturne et collective,
bastonnade, ratonnade, chasse à l’homme et chevrotine…
«Trente policiers cagoulés et enragés ont investi le bloc opératoire de l’hôpital et malmené des patients. Du jamais vu », rapporte Dr Hassen Manai.
Même le hammam des
femmes a été pris d’assaut par une horde de tuniques noires.
Ô mon Dieu, pourquoi?
Un homme interpelle Dieu. Un homme se tourne vers Dieu et se plaint
contre la cruauté de ses créatures. Un homme s’étale sur la caillasse, hurle sa
douleur :
«ya rabi, ya rabi âlech, Ô mon Dieu, Ô mon Dieu, pourquoi… pourquoi».
Tout autour une foule bigarrée et survoltée reprend
en chœur: «Ya rabi … ya rabi…» L’homme, Am Taieb, la
soixantaine avancée, la tête dégarnie et la pauvreté qui se lit sur les yeux,
pleure à chaude larme:
«Ils nous canardent avec des fusils de chasse… Ils nous prennent pour du gibier, ils nous gazent dans notre sommeil.»
Une femme âgée et tout de noir vêtue se lamente:
«Mon fils, Wildi, est bousillé… Ils n’a plus de dents, plus de z’yeux… Il priait à la mosquée… Ya rabi Alech…»
Pourquoi, Ô Dios. Siliana meurtrie, Siliana bafouée, Siliana
profanée… Pourquoi? Pour rien. Sans motif. Sans casus belli. Pour une
grève générale pacifique. Aucun lampadaire tombé, aucune vitre cassée, aucun
établissement public envahi.
«Manifestation paisible et en bon ordre», dit Bilel Lounissi qui vient de perdre un œil… «gratuitement».
«A cause de la bêtise animale des policiers», renchérit Ammar Adi, autre estropié.
«Ils insultent les femmes. Ils se déshabillent devant elles et nous montrent leur sexe. Ils pissent à même le sol, à l’intérieur de nos maisons. Ils tiennent les femmes devant leur mari, ouvrent de force leur bouche et leur crachent dedans, avec un torrent de mots orduriers», raconte, non sans dégoût, Khalti Mounira, une femme âgée qui a eu sa dose de chevrotine.
Théorie du complot
«On l’accuse d’avoir lu Mao Tsé Toung», ironise Jamel,
son fils cadet, un numéro. Une Hogra qui me rappelle la démence des
conquistadors espagnols et portugais dans Aguirre, la colère de Dieu de Werner
Herzog, et les Révoltés du Bounty de Lewis Milestone.
Bien sûr, dans la tête de nos décideurs new-look, «made in
Qatar», médisent les langues de pute, trotte toujours un complot. Pour
eux, «preuve à l’appui», c’est Chokri Belaid et Hamma Hammami, deux
figures de la gauche tunisienne, qui manipulent les Silianii, moyennant un peu
de Bakchich.
Blessé dans son orgueil, comme tous les Silianii par ailleurs,
Néjib Sebti le flegmatique secrétaire général de l’Union régionale des
travailleurs tunisiens et néanmoins principal organisateur de
l’insurrection,
dénonce:
«On veut même nous enlever la capacité d’organiser une grève générale. Ils veulent nous salir, nous présenter sous une image de gens mineurs téléguidé par des tuteures manipulables qu’on peut sadoyer à volonté…»
S’organiser, faire face à l’hostilité, déjouer l’adversité, les
Silianii «l’ont tété depuis leur prime enfance et l’ont étudié comme
si c’était des beaux arts.»
Les brigades rouges de Siliana
Arrière-petits fils de Takfarinas et d’Annibal Barca (C’est à Zama qu’ Annibal a croisé
le fer pour la dernière fois avec les légions romaines), les Siliani ont
stoppé avec brio l’hostilité de la police.
Toutes les bourgades du gouvernorat,
Makthar, Gâafour, Bourada, Sidi Bourouis, Lakhwet, Laaroussa, Kisra, Rouhiya,
Bargou, El Krib ont ouverts de mini-fronts pour desserrer l’étau sur Siliana
et attirer la police et disperser leur force.
Toutes les routes qui mènent à
Siliana sont parsemées de barrages de fortunes, faites de pierres, d’arbres et
de carcasses de voitures calcinées. Barrages gardés, contre toute attente, par
des gamins terribles, intransigeants qui prennent à cœur leur mission d’apprenti
Jedi, de jeunes Padawan.
«Mieux que des révoltés à l’improviste, les Siliani se sont métamorphosés en de véritables hommes organiques à la Gramsci, structurant à merveille leur soulèvement politique», m’explique mon frère Jalel, porte parole de la Ligue ouvrière de gauche, parti trotskiste et proche ami du sous-commandant Marcos.
30 novembre, 11 heures, je sillonne l’interminable avenue de
l’environnement, principale et unique artère de la ville, après trois heures de
route cahoteuse, de panne et de négociations avec les gamins barragistes.
Un air d’After Day règne sur le macadam.
Peuple de Siliana dégage!
Pas âme qui vive. Commerces fermés,
voitures stationnées, polices démobilisées. On dirait un magnétophone
débranché. Les Siliani ont décidé de se retirer de la ville, la laissant aux
mains des envahisseurs.
«Le gouverneur refuse de déguerpir, c’est au peuple de Siliana de dégager.»
Un cortège funèbre, en guise de
méga-marche, sur dix kilomètres en dehors de la ville, direction le cimentière
de Sidi M’ssayed, pour enterrer deux
cadavres exquis: Hammadi Jebali et son neveu de gouverneur.
Un serpent de
30.000 têtes, ivre et fier qui chante a tue tête et danse sous le rythme
endiablé de «Targ Essid», chant montagnard et belliqueux des
insoumis de la Numidie profonde. Siliana indomptable.
Tard, dans la nuit lumineuse et précieuse de Siliana, El
cartouche continue de faire des youyous et les pierres de prendre les
policiers pour stand de tirs. Pour le retour, j’ai dû prendre des routes de
traverse.
Tous les chemins qui mènent à Tunis sont transformés en champs de
batailles. Les combats font rage. Dernière nouvelle du front Ouest: Bargou,
Gâafour, El Krib proclament la grève générale…c’est l’entrée de la cinquième
armée du général Patton. Hourra… Hourra…Hourra… Y viva La Révoluçion.
Taoufik Ben Brik
ليست هناك تعليقات:
إرسال تعليق